Effets du VIH sur les méthodes d’estimation de la mortalité des jeunes enfants
Introduction
Toutes les méthodes d’estimation de la mortalité des jeunes enfants fondées sur les déclarations des mères sur la survie de leurs enfants sont sujettes à des biais de sélection. Les migrations et les non réponses différentielles peuvent introduire des biais, mais les estimations de la mortalité des jeunes enfants fondées sur les déclarations des femmes risquent surtout d’être affectées par les conséquences d’une épidémie de VIH/Sida généralisée. La transmission verticale du VIH de la mère à l’enfant pendant la grossesse, lors de l’accouchement ou par l’allaitement dans les premiers mois de vie accroit le risque qu’un enfant soit séropositif par 35 % en l’absence d’antirétroviraux. Plus de 60 % des enfants séropositifs vont décéder avant leur 5ème anniversaire en l’absence de traitement par les antirétroviraux (Schneider, Zwahlen and Egger 2004; Todd, Glynn, Marston et al. 2007). Comme les mères souffrent également de risques de mortalité élevés, de nombreux décès d’enfants séropositifs, en particulier ceux nés 5 ans ou plus avant l’interview, ne seront pas enregistrés. C’est pourquoi la mortalité des jeunes enfants dans son ensemble sera sous estimée, que ce soit par des estimations directes ou indirectes de la mortalité des jeunes enfants.
Effet sur les estimations directes de la mortalité des jeunes enfants
Nous ne connaissons qu’une analyse de l’ampleur du biais dans les estimations directes de la mortalité des jeunes enfants réalisée sur des données réelles plutôt que des simulations. Hallett, Gregson, Kurwa et al. (2010) utilisent les données d’une cohorte prospective ouverte dans la province de Manicaland au Zimbabwe pour mesurer le biais résultant du décès des mères séropositives. La cohorte a été interviewée entre juillet 1998 et février 2000, puis réinterviewée après trois et cinq ans. De 1998 à 2005, la prévalence du VIH dans la population étudiée a baissé de 22 à 18 %. Au cours du passage final en 2005, une histoire génésique complète a été recueillie auprès des femmes survivantes, et le taux de mortalité avant 5 ans a été estimé pour la période 1998-2005, une période de sept ans par opposition à la période quinquennale habituelle dans les EDS. Les estimations directes ont ensuite été comparées aux vraies valeurs obtenues a posteriori en ajoutant l’expérience de mortalité des jeunes enfants des femmes qui sont décédées avant 2005. Le biais, mesuré en comparant les estimations tirées des mères survivantes aux estimations pour l’ensemble des mères, est de 6,7 % pour les taux de mortalité infantile et de 9,8 % pour le taux de mortalité avant 5 ans. Hallett, Gregson, Kurwa et al. (2010) ont aussi développé un modèle de biais, qu’ils ont appliqué au Zimbabwe et à six autres pays ayant une prévalence de VIH modérée ou élevée pour la période 1980-2015. Ils l’ont fait en utilisant les données de prévalence de l’Onusida et des estimations des EDS pour les périodes avant l’épidémie. Le modèle montre que le biais dans les estimations directes s’accroit avec (a) la durée de l’épidémie et (b) la durée entre l’estimation et l’enquête. Inversement, le biais dans les estimations directes décroit avec le niveau de la mortalité des jeunes enfants qui est attribuable à des causes autres que le VIH.
Walker, Hill and Zhao (2012) ont développé un modèle de projection simple par la méthode des composantes, en séparant les naissances entre celles dont la mère est séronégative (où les enfants sont supposés ne pas être infectés), celles dont les mères sont séropositives sans que leurs enfants soient eux-mêmes infectés et celles où les mères sont séropositives et dont les enfants sont infectés à la naissance ou ultérieurement. Les deux premiers groupes sont supposés faire face à une mortalité de base, estimée en l’absence du VIH (tirée des tables types de mortalité), alors que le troisième groupe est supposé avoir une probabilité de décéder avant 5 ans de 62 %. On fait ensuite avancer en âge les mères séropositives jusqu’à la date d’enquête en prenant en compte leur surmortalité, et le taux de mortalité avant 5 ans estimé à partir des déclarations des femmes survivantes est comparé à celui qu’on aurait observé si toutes les femmes avaient survécu jusqu’à l’enquête. Aucun ajustement n’a été introduit pour tenir compte de la prévention ou des traitements. Comme dans l’analyse de Hallett, Gregson, Kurwa et al. (2010), l’ampleur du biais dépend de la prévalence du VIH et de sa trajectoire passée, du niveau de la mortalité de base (hors VIH) avant 5 ans et de l’intervalle entre la période à laquelle se réfère l’estimation et l’enquête. On ne peut donc pas proposer une procédure simple pour évaluer l’ampleur du biais. Pour disposer malgré tout d’une orientation générale, nous avons fait figurer au tableau 1 quelques estimations du biais pour des pays ayant recueilli des histoires génésiques vers le milieu de la dernière décennie, avant que les traitements par les antirétroviraux ne soient largement diffusés, pour des périodes variant de 1-5, 6-10 et 11-15 ans avant chaque enquête. Il est cependant important de se souvenir que le biais est fonction de la mortalité de base (non-VIH) des jeunes enfants, qui n’est pas facile à estimer, et de la prévalence du VIH qui est généralement estimée de façon erronée.
Tableau 1: Estimations du biais pour des taux de mortalité avant 5 ans estimés pour des périodes 1-5, 6-10 et 11-15 avant chaque enquête : divers pays d’Afrique subsaharienne
Pays |
Année EDS |
Prévalence approx. du VIH |
Taux supposé de mortalité avant 5 ans hors VIH |
Biais estimé par période avant l’enquête (%) |
||
|
|
|
|
1-5 |
6-10 |
11-15 |
Cote d’Ivoire |
2005 |
4,6 |
125 |
4,0 |
6,6 |
3,3 |
Kenya |
2003 |
7,1 |
75 |
8,0 |
14,1 |
6,7 |
Lesotho |
2004 |
23,4 |
75 |
13,2 |
15,7 |
2,1 |
Namibie |
2006–07 |
15,3 |
50 |
13,7 |
22,7 |
10,4 |
Zambie |
2007 |
15,0 |
150 |
6,8 |
13,9 |
13,0 |
Zimbabwe |
2005 |
18,0 |
75 |
16,6 |
31,4 |
25,6 |
Source: Walker, Hill and Zhao (2012) |
Le biais le plus fort est pour la période 6-10 ans avant l’enquête ; il dépasse 10 % si la prévalence du VIH est supérieure à 5 %. Il est important de se souvenir que l’usage des rétroviraux pour prévenir la transmission de la mère à l’enfant et pour prolonger la survie aura un effet rapide sur la réduction du biais pour la période la plus récente, mais le biais pour les périodes passées subsistera encore pendant une décennie au moins après l’introduction d’une thérapie efficace.
Effets sur l’estimation indirecte de la mortalité des jeunes enfants
Peu d’études ont été consacrées à l’impact du VIH sur les estimations indirectes de la mortalité des jeunes enfants. Le VIH n’affecte pas seulement la précision des estimations indirectes du fait de l’association entre la mortalité des enfants et celle de leurs mères, mais aussi parce que le VIH modifie la distribution par âge de la mortalité des jeunes enfants et qu’il a des répercussions sur les procédures permettent d’estimer des schémas de fécondité à partir des rapports des descendances atteintes observés. En outre, les risques de mortalité des jeunes enfants ne peuvent plus être supposés indépendants de l’âge des mères. Mais sur un point, les estimations indirectes peuvent être moins affectées que les estimations directes par la sélection liée à la survie maternelle, parce que l’analyse est conduite par groupe d’âge. Les mères de moins de 25 ans ayant peu de risque d’être décédées du VIH/Sida, les déclarations de la survie des jeunes enfants par les femmes de 15-19 et 20-24 ans, et même 25-29 ans, seront sans doute faiblement biaisées par le VIH. Mais il est vrai par ailleurs que les groupes 15-19 et 20-24 ans sont les plus biaisés par d’autres effets de sélection.
Ward et Zaba (2008) ont estimé le biais attendu en présence de VIH affectant les estimations indirectes de la mortalité des jeunes enfants dans un contexte épidémique stable (effets constants de l’incidence et de la mortalité). Selon leur modèle, le biais pour des estimations fondées sur les femmes de moins de 30 ans n’excède pas 5 % pour une prévalence adulte de 10 % ou moins ; il dépasse à peine 10 % pour une prévalence atteignant 30 %. Ces résultats sont rassurants. Bien sûr, l’épidémie de VIH a été tout sauf stable, se développant rapidement dans de nombreux pays jusque vers 2000 et reculant depuis lors à la fois en prévalence et en impact. Mais la dynamique de l’épidémie va tendre à réduire le biais à des niveaux inférieurs à ceux estimés par le modèle de Ward et Zaba.
Mutemaringa (2010) a comparé les estimations indirectes tirées des EDS au Zimbabwe, au Kenya, au Lesotho, au Malawi, en Namibie et en Zambie aux estimations directes dans les mêmes enquêtes. L’auteur confirme que le biais provient avant tout de la corrélation des chances de survies entre mères et enfants. Le biais dans l’estimation fondée sur les déclarations des femmes de 25-29 ans est inférieur à 5 % dans trois cas sur six ; mais il dépasse 20 % au Zimbabwe et en Namibie. Le biais dans les estimations résultant des déclarations des femmes de 30-34 et 35-39 ans dépasse généralement 20 %, voire 30 % au Kenya et en Namibie.
Nous concluons de ces analyses que les estimations de la mortalité des jeunes enfants tirées des déclarations de femmes de 25-29 ans concernant leurs enfants déjà nés et survivants ne seront pas fortement affectées même par une épidémie généralisée de VIH. D’après le schéma du biais en fonction de la prévalence du VIH obtenu par Ward et Zaba (2008), l’estimation de la mortalité des jeunes enfants obtenue par une analyse classique d’une histoire génésique résumée devrait être corrigée à la hausse de trois points pour 1000 pour chaque 10 points de pourcentage de prévalence du VIH.
Références
Hallett TB, S Gregson, F Kurwa, G Garnett et al. 2010. "Measuring and correcting biased child mortality statistics in countries with generalized epidemics of HIV infection", Bulletin of the World Health Organization 88(10):761-788. doi: https://dx.doi.org/10.2471/BLT.09.071779
Mutemaringa T. 2011. "Impact of HIV on estimates of child mortality derived using the summary birth history (CEB/CS) method." Unpublished MPhil thesis, Cape Town: University of Cape Town.
Schneider M, M Zwahlen and M Egger. 2004. Natural history and mortality in HIV-positive individuals living in resource-poor settings. https://epidem.org/wp-content/uploads/2004/06/NatHistunaids-HQ_03_463871-final-2004.06.01.pdf
Todd J, JR Glynn, M Marston, T Lutalo et al. 2007. "Time from HIV seroconversion to death: a collaborative analysis of eight studies in six low- and middle-income countries before highly active antiretroviral therapy", AIDS 21(Suppl 6):555-563. doi: https://dx.doi.org/10.1097/01.aids.0000299411.75269.e8
Walker PN, K Hill and F Zhao. 2012. "Child mortality estimation: Methods used to adjust for bias due to AIDS in estimating trends in under-five mortality", PLoS Medicine 9(8):e1001298. doi: https://dx.doi.org/10.1371/journal.pmed.1001298
Ward P and B Zaba. 2008. "The Effect of HIV on the Estimation of Child Mortality Using the Children Surviving / Children Ever Born Technique", Southern African Journal of Demography 11(1):39-73.
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